Les formes d'une ville
Les oiseaux chantent encore de l’autre côté de la fenêtre. Pour gagner en légèreté il faudrait tout connaitre de leurs habitudes. Peut-être découvririons-nous alors la brutalité de la vie animale. Chaque soir d’été les hirondelles crient en chassant au-dessus de la ville. En dessous les corneilles et les pigeons se chamaillent ou s’ignorent selon des circonstances encore inconnues. Dimanche j’ai observé un jeune chat longiligne rampant dans l’herbe, prêt à bondir, surveillé par un rouge-queue qui le suivait tantôt perché sur la rambarde, tantôt sur le bouleau moribond. Le chat marron-tigre est né dans l’année, le rouge-queue niche devant les garages dans une anfractuosité du plafond. De temps en temps, à l’orée du parc, trois pies comptent les mégots à coups de becs. Un jour l’une d’entre elles a cogné une canette de bière abandonnée dans la nuit et l’a faite tomber à terre. J’ignore l’histoire de cette canette oubliée sur le banc, la connaitre pourrait peut-être inspirer un récit à la hauteur de l’époque. Une histoire de jeunes emplie de confiance et d’incertitudes, avec des rires et des flirts, un mélange de tourments et d’insouciance dans un monde qui s’effrite et qui fond, s’efforçant de fonctionner encore. A 21h36 le train active sa sirène en traversant la ville sur le pont d’acier qui enjambe la place du marché. Des existences filent avec lui. Dans le centre, l’usine démontée est remplacée par des immeubles et des parcs. Quelque part dans le monde, il y a des villes avec des serpents. Ils mangent les rats. Les gens qui vivent dehors le savent, comme les habitants qui campent dans les terrains vagues, dans les vieux entrepôts ou les usines désaffectées. Aussi celles et ceux qui dorment à l’abri des cartons.
De temps en temps des feux d’artifice sauvages éclatent dans la nuit depuis les hauteurs. Avec une imagination à peine exagérée on se croirait en guerre. Aucun cri de liesse ne descend jusqu’à l’immeuble. D’où je suis je n’aperçois pas leurs lumières, les bruits font illusion.
Selon les statistiques officielles 20 248 personnes habitent cette ville. Quarante-six pour cents sont des hommes. Les femmes y sont légèrement majoritaires, ce qui constitue un trait à peine remarquable puisqu’en moyenne la population se répartit dans les villes du pays presque également entre les sexes. On pourrait imaginer qu’il s’agit de la conséquence d’un puissant calcul égalitariste. En lui ajoutant les cinq bourgades environnantes, la population est multipliée par quatre. Dans l’ensemble cette agglomération obéit aux standards en vigueur, ses caractéristiques s’éloignant peu des moyennes nationales. Administrativement, depuis l’an 2000 les communes se sont associées pour composer un plus vaste pays. L’impression visuelle, marquée par l’étalement urbain, est celle d’une unité continue présentant des différences perceptibles selon les quartiers. Ici et là des rues conduisent des anciens faubourgs aux agencements résidentiels. Aux endroits périphériques il n’est pas rare que les routes traversent des parcelles où pousse du maïs, ou bien des champs parcourus par des vaches le nez dans l’herbe, puis ces routes s’en vont quadriller des zones commerciales aux enseignes tape à l’œil. C’est un ensemble à la fois disparate et raccordé. Cousu par la trame des réseaux, il répond à des usages et des fonctions distincts dont témoignent les apparences. Chaque élément homogène est le résultat d’une histoire sociale plus ou moins ancienne. La modernisation poursuit cependant sans vergogne son travail d’aménagement de l’espace. On laisse l’histoire perdurer lorsqu’elle rehausse le présent et se soumet à ses dogmes. Seuls quelques monuments anciens sont préservés, comme disent les édiles : « en raison de leur dimension emblématique ». Ils composent l’attrait touristique de la ville en lui donnant une allure, en l’enracinant dans une histoire. Laquelle inspire les initiatives pédagogiques des érudits locaux. L’église, centrale, affiche des airs de cathédrale. Sa monumentalité indique le poids historique de la religion catholique. Autour les vieux quartiers du centre sont l’un après l’autre rénovés, les façades une par une ravalées. Dans l’ensemble la proportion du bâti ancien diminue au profit de récentes unités résidentielles destinées à accueillir des familles majoritairement issues des classes moyennes supérieures. Inconsciente d’elle-même, une volonté d’homogénéiser l’espace urbain est à l’œuvre. Rénovation, rénovation. Celle-ci semble ignorer les quartiers sensibles où la vie est la plus dure. Patience, patience, disent les autorités.
Parfois j’ai le vertige en observant dans ce décor tous les chiens qui promènent leurs maitres. Ceux-ci, désinvoltes et désœuvrés, cheminent passivement à travers les rues de la ville, entrainés par le bon vouloir de leurs compagnons. Contre l’attachement à leurs propriétaires, les animaux domestiques sont bercés comme des enfants, aussi tyrans qu’eux, entre nourriture et défécations, des tonnes et des tonnes rien que pour eux. Peu importe qu’ils soient beaux ou laids, petits ou hauts sur pattes, rasés ou touffus, braves ou capricieux, offensifs ou câlins, protégés ou protecteurs, on dirait bien qu’ils occupent le centre du monde dans les sociétés d’abondance occidentales. Ils seront pourtant les premières victimes en cas de pénurie.
Ce territoire est important, il accueille ma vie quotidienne comme celle des personnes que je croise, aussi celle des inconnus qui habitent aux alentours. Sa banalité est précieuse pour tout un ensemble de personnes auxquelles il faut ajouter diverses bestioles et autres invisibles existant ici et là. Local et mondial, tout est dans tout, plus que jamais. Ici est partout. La planète exige notre attention et nos bons soins. S’intéresser aux lieux est une manière d’habiter le monde et de défendre la possibilité du voyage, malgré tout. Le voyage ne se réduit pas à la recherche du divertissement en des lieux apprêtés pour satisfaire les désirs touristiques. Consommation et tourisme, deux termes pour désigner un même type de comportement présenté comme une panacée existentielle, à vocation universelle. Travailler et gagner de l’argent, puis le dépenser en présentant l’apparence de vivre, en mouvement et dynamique. Le système industriel se nourrit de cela. Nombreux sont les touristes qui prennent la planète pour un champ de courses ; nombreux sont les consommateurs qui font leurs courses en flânant comme des touristes. L’individu désœuvré apprécie les supermarchés climatisés ou à ciel ouvert.
Des espaces fonctionnels obéissant aux règles de l’utilitarisme et du commerce, élaborés rapidement selon les objectifs convergents des promoteurs, aménageurs, décideurs privés et publics, remplacent en deux temps trois mouvements des lieux héritiers d’une histoire au long cours, entérinant la fin d’une mémoire au profit de la Production frénétique et sans âme.
Exprimer avec ardeur un autre imaginaire apparait nécessaire. Saurons-nous faire preuve d’une créativité nouvelle ? Nos sociétés confortables et superficiellement pacifiées parviendront-elles encore longtemps à affirmer leurs valeurs, la république démocratique à servir de référence ? L’Etre persistera, le vivant s’acharnera, la nature se régénèrera. Mais l’humanité ? Au prix de combien de régressions ?
Au fait, ce monde mérite-t-il d’être sauvé ? A quelles conditions ? L’intelligence suffira-t-elle ? Jusqu’à quand bénéficierons-nous de l’indispensable luxe de la candeur ?
Nous n’avons pas le choix, alors choisissons la vie et la grâce. Il reste les taillis, l’altitude, les sentiers qui au-delà du regard se perdent et que l’on trouve.