Rodolphe Christin / La vraie vie est ici

La vraie vie est ici

S'approcher du bord

Sur les falaises occidentales, en se penchant on n’aperçoit pas la ville. Il faut monter plus au Nord, là où le massif s’enfonce comme un coin dans la plaine. La vaste vallée se tord à cet endroit et la rivière fait un coude. Une fois perché sur le sommet, on voit à ses pieds s’étirer l’agglomération. Chaque année celle-ci progresse comme un fleuve de béton pour former un vaste ensemble à peine perturbé par les terres agricoles. Pour être plus précis, il faudrait ajouter qu’au fil des ans les agglomérations, éparses au début, s’agglomèrent pour, vues d’en haut, former une évidente unité visuelle. En fonction des contraintes géomorphologiques leur croissance compose des cercles ou des lignes. Les cercles aux endroits où la place est suffisante ; les lignes au fond des vallées, le long des rivières, où les montagnes se rapprochent. L’apparition et l’extension de ces formes, évolutives et adaptables, en témoignent : les villes s’organisent, se coordonnent, coopèrent et rivalisent en de vastes consortiums. La métropolisation, terme en phase avec l’époque, trace son chemin en étalant bitume et suffisance.

Les champs résistent encore, aidés par la vogue de l’agriculture péri-urbaine. On y trouve du maïs pour les animaux et des surfaces maraichères nourries par les sols alluvionnaires abandonnés par les mouvements lents et longs, dans le temps et dans l’espace, de la rivière. Cette verdure contribue à la fameuse qualité de vie : on s’y promène le dimanche et elle fournit des légumes poussés à proximité comme une garantie de localisme écologique. Autour règnent l’urbanisation, les nanotechnologies, les banlieues abandonnées et l’expansion résidentielle pour des cadres et des professions libérales dont le potentiel est proportionné à leurs revenus. A moins que ce ne soit le contraire. Le pays n’étant pas précisément plat, selon une vieille habitude hiérarchique plus les résidences grimpent en altitude, plus chères elles sont et, par voie de conséquence, plus s’y retrouvent les hauts revenus.

Certains parmi les plus aisés préfèrent s’installer au centre des villes. Les prix exorbitants à l’achat comme à la location garantissent là aussi l’entre soi. Ces catégories économiquement privilégiées – centrales vs périphériques – discutent et bataillent de l’écologie de leur choix. Les unes cultivent tant bien que mal un jardin mais sont dépendantes des énergies fossiles pour se déplacer. Les autres se rendent au travail en bicyclette et font pousser tomates et herbes aromatiques sur les terrasses de teck. Les habitants du centre ont l’impression de moins contribuer au changement climatique, en contrepartie ils subissent au milieu du béton le poids des canicules et l’inhalation des particules fines. Au bord de leurs piscines, les périphériques bénéficient de la relative fraicheur de l’altitude après avoir affronté des heures durant l’immobilité forcée dans les embouteillages. Heureusement pour eux le télétravail offre une alternative, il permet de produire en pantoufles quelques jours par semaine. Les contribuables les plus cyniques se fichent de ces considérations. Ou bien, par conformisme, présentent l’apparence d’y adhérer. Ils vivent leurs vies en la gagnant le mieux possible, ils dansent au bord de l’abîme et de temps en temps croisent les doigts dans l’espoir d’échapper au mauvais sort.

Les habitants aux revenus les plus modestes se débrouillent quant à eux comme ils peuvent, affrontant toutes les contraintes, sociales, économiques, météorologiques.

La vie dans ce monde est terriblement ennuyeuse. Sans la lecture, l’écriture, la pensée, les sentiers dans les bois, je serais devenu mort-vivant, les issues se seraient fermées ; je n’aurais pas trouvé les chemins pour m’évader, ne serait-ce que quelques secondes.

Le géographe Elisée Reclus, je crois, ne dirait pas le contraire : la vie urbaine rend essentielle l’expérience des montagnes. Face aux enjeux du moment, des enjeux faits pour durer, celle-ci acquière une importance stratégique. Des perspectives politiques en découlent. Pourquoi ne pas en faire, déjà, une stratégie intime de survie poétique ? Avec un peu de chance le reste suivra et nous réussirons à trouver des formes d’harmonie. Contrairement à Reclus je ne suis pas évolutionniste social : un doute subsiste dans les ombres de mon esprit. Le progrès n’est pas un automatisme de l’histoire. Des forces opposées gagnent du terrain, l’illusion du contraire que clament les optimistes n’est pas tout à fait parfaite. Les fêlures fendent l’horizon, l’écran du spectacle tremble sous une lumière vacillante. Crépusculaire.