Ecrire en préambule
Aux premières heures l’écriture éclot sous forme de poèmes. Ils sortent de soi-même et sauvent des tourments de jeunesse. Sur la page les mots retournent la conscience comme on le fait d’un jardin. Ils essaient d’organiser les désordres intérieurs. La vingtaine approche, les choses sérieuses aussi. Je cherche dehors, au bord des rivières, traversant les broussailles, sur les hauteurs ou dans les plis des montagnes et des arrière-pays, de quoi respirer plus largement et penser l’époque en passant par ses périphéries. L’époque, la société, qu’y faire d’intéressant alors que tout semble diablement ennuyeux ? Certes, il y a l’aventure et le dérèglement de tous les sens, mais ça ne fait pas vraiment une vie. En réalité la poésie importe, comment mener une vie poétique ? Y revenir la cinquantaine venue, afin de retourner en soi-même et s’extirper du désarroi face aux désordres de l’Histoire, grande et petite.
Seule la poésie peut nous sauver du poison des jours pesants.
Dans la lumière grise
La vapeur des chaudières
S’effiloche dans le ciel.
Petit matin, le parking est encore sombre, sur son arbre le corbeau me salue.
Je chemine, j’observe, j’écoute, renifle et j’écris, parfois je râle et chantonne
ces carnets de l’espace
où trace le temps,
la vie commence par la fin,
le sujet s’énonce
depuis sa dernière seconde,
à nouveau le présent,
toujours jusqu’à l’instant fatal.
Ce poème dit ce qu’il dit mais je ne sais pas ce qu’il vaut. Poète n’est pas un métier facile.
Avant cela qui s’ensuit j’ai essayé du linéaire, de l’ordonné chronologique, tentant de rétablir des chemins et des paysages bien construits sur de la reconnaissance, et puis ça s’est défait sous le soc de l’écriture qui travaille le temps, le réel, et dessine autre chose qui dit le vrai, le réel autrement sans travestir mais sans tomber dans la raison rigide du chiffre, de la grammaire et du temps. Quelque chose s’écrit qui s’échappe de la carte et rattrape ce qui est et ce qui fut, trappe sans piéger, libère somme toute. C’est le travail des mots plongés dans le chaudron du langage.
Emanations chaotiques, du chaudron s’échappent des formes aux assemblages complexes, associés et rompus à la fois. Instants d’inspiration, éclats de temps changés en formules, noms, adjectifs, virgules, points, verbes, etc. Ce qui suit montre l’exemple, notations sur le papier et souvenirs emmêlés destinés à donner matière à une sorte de randonnée spirituelle qu’aveugles nous appelons l’existence.
C’est parce qu’on aime lieux et paysages qu’un jour le voyage emporte l’attention. En revenir à présent ; à force de réclamer ses faveurs, le monde est trop organisé pour lui.
L’ordre et le désordre s’appellent en cherchant l’équilibre,
le maitrisé et l’indompté s’exigent sur les petits chemins
comme le domestique et le sauvage,
les deux pôles de la vie périphérique
à l’écart des métropoles.
Domestiques, nous sommes soutenus d’habitudes,
aussi les murs au carré des maisons contre lesquels s’écartent les vents du large, domestique à l’aube comme le café qui chauffe et trois miettes au fond de l’évier qu’il faudrait chasser, menu ménage des reliefs de la veille, rappel des devoirs, devoirs, devoirs pour lisser et tenir debout le quotidien de nos répétitions tranquilles,
domestique comme la toile cirée où nous posons nos coudes quand s’échangent les paroles et se mâchent les goûts dans nos bouches, chaque jour trois fois par jour ou presque (nous sommes dans un pays repu).
« Le quotidien est ennuyeux », dit-elle.
Il y a encore le désordre des travaux avec au sol des pots de peinture, aux parois mâchurées le papier déchiré et des seaux aux odeurs de colle, des toiles dans l’attente d’être posées au bout des doigts habiles, agilité des gestes savants aux pinceaux de gris, blanc, vert et beige couleur de roche – la fin du chantier se fait attendre et le retour de chaque chose à sa place parmi des murs couverts de neuf,
il faut attendre le repos dominical pour un retour archaïque à l’économie poétique de la cueillette, loisir automnal de cèpes de bordeaux, bolets rudes, bolets fissurés et coulemelles et tous ces inconnus – le sous-bois est sec il faudra attendre la prochaine pluie et venir tôt le matin, même si, à l’instant, à l’ombre des branches il fait frais, avec presque des souvenirs d’humide par endroits,
mais la chaleur s’étale en cet octobre-anomalie de l’an 2023 ; j’ai cueilli du sauvage dans mon sac, encore chercher les noms pour la cuisine et dissiper la méfiance du toxique, enfin goûter les saveurs inégales, succulentes des uns, médiocres des autres comme un infâme mâchouillis découragé au bord de l’assiette – tester les inconnus en gardant les meilleurs pour la fin.
Parfois j’ai la nostalgie d’un temps de fermes autonomes, avec le mouton, la vache, le cochon, la chèvre, le cheval et les poules et quelques lapins, les animaux domestiques à portée de mains, la terre au bout des ongles, le jardin au bout des muscles, l’haleine sur les tomates et les blettes, la nourriture sobre, la vie et la mort données, le cycle éternel éclairé au soleil des alliances et des solidarités, philosophique comme le ciel et son air léger, concret comme le soutien de la terre, sensible comme la pluie et l’eau divertie en rivières, sources et ruisseaux, enfin recueillie dans le bassin – alors avec les supermarchés saturés de marchandises et de lumières artificielles (bitume, plastiques et promotions incessantes) je rêve d’en finir une bonne fois pour toutes.
(à suivre)